La bibliothèque idéale de Litainé Laguerre

Tous les jeudis, Marc Sony Ricot donne la parole à une personnalité au quotidien Le Nouvelliste : écrivains, poètes, universitaires, étudiants et professionnels du livre. Aujourd'hui il donne la parole à Litainé Laguerre.

Marc Sony Ricot
Par Marc Sony Ricot
31 mai 2024 | Lecture : 5 min.

Né à Port-au-Prince, Haïti, en 1998, dans la commune de Cité Soleil, Litainé Laguerre est membre de l’Atelier Jeudi Soir. Il a signé «Devwa Afwontman». Il est menbre de l’Atelier Jeudi Soir, dirigé par l’écrivain Lyonel Trouillot.

LN : Quel est le véritable rôle de la lecture dans votre carrière d’écrivain ?

LL : Je ne pense pas qu’il existe un chemin menant à l’écriture. Mais si on me demande quel est le chemin le plus sûr quand on veut être écrivain, je répondrai la lecture. L’écrivain qui ne lit pas, tout comme une personne lambda, va mourir comme une branche que le temps a oubliée. Moi, j’ai commencé à lire très tôt. Ça ne veut pas dire que je savais que j’allais être écrivain ou que je me préparais à cela. D’ailleurs, je doute qu’il y ait beaucoup d’enfants élevés à Cité Soleil comme moi qui puissent dire ça. Malheureusement… Mais la lecture m’a permis de découvrir quelque chose que je n’ai jamais découvert nulle part ailleurs : nous sommes fragilités et incertitudes. L’incertitude avec Nietzche. La fragilité avec Selby Jr. C’est en lisant Le Démon que j’allais comprendre ça. Quand on ouvre un livre, on expose sa fragilité et on accepte l’idée que seule la mort est certaine. Cela étant, même après avoir lu le livre plus de cinquante fois, on sera toujours face à une surprise.

LN : Selon vous, pourquoi lire ?

LL : Parce que celui qui ne lit pas est privé de l’essentiel. Et la lecture est un instrument de plaisir et une source de liberté. Mais le monde tel qu’il est construit fait de la lecture un privilège. Ça me fait beaucoup de peine parce que c’est de là que vient le contrôle sur les individus.

LN : Qu’est-ce qui vous donne envie de lire ?

LL : L’indépendance. C’est une réponse sèche. Mais sincère. Parce que je déteste être enfermé. Je déteste être dans le sillage de quelqu’un.

LN : Quand vous lisez, que recherchez-vous dans un livre ?

LL : Ça dépend du motif immédiat. Parfois, c’est la quête d’une meilleure formulation qui m’intrigue. Cela peut me pousser à travailler sur les phrases d’un écrivain qui me fascine. Je peux découper les phrases et les reformuler à ma manière. C’est un jeu qui m’a beaucoup aidé depuis l’école classique. Je faisais ça avec Franckétienne et Garcia Marquez. Quelquefois, c’est juste pour le plaisir. C’est pourquoi il y a des passages que je relis plusieurs fois. J’aime le rire que ça provoque. Et voilà moi qui ris tout le temps. Parfois, c’est la solitude qui me prend. En ces moments-là, je cherche un territoire. Je laisse le monde derrière moi. Je m’évade et m’enferme tout seul avec le livre et sa surprise.

LN : Quels sont les livres qui vous ont le plus marqué, disons mieux enrichi, depuis vos débuts en littérature ?

LL : Pour les romans, Les raisins de la colère. Il faut dire que Steinbeck est le plus grand romancier que j’ai lu. La dernière scène de ce livre ne vous quitte jamais. Et il y a Last exit to Brooklyn de Hubert Selby Jr et Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma. Il n’y a pas de livres aussi crus dans notre littérature. Je ne sais pas si c’est une bonne chose ou pas. Mais parfois quand je suis trop sûr de moi, je replonge dans ces livres. Et pour la poésie, il y a Assaut à la nuit de Roussan Camille et les Tambours du Soleil de René Philoctète et Mon pays que voici d’Anthony Phelps. Gouyad Legede d’Inéma Jeudi et Egziltik de Manno Ejèn qui sont pour les plus grands poètes de la poésie haïtienne d’expression créole. Le discours de l’homme rouge de Mahmoud Darwich. Le Gardeur de troupeau de Fernando Pessoa. Phénix d’Eluard. Parenthèse de Yanis Rítsos. Quinze poèmes d’amour et une chanson désespérée de Pablo Neruda…

LN : Il y a des lecteurs et lectrices qui lisent avec une bougie allumée, un air de jazz. Quel est votre rituel de lecture ?

LL : Moi, je n’ai pas de rituel. C’est l’exigence de la réalité qui s’impose. D’ailleurs, plus de 70% de ce que j’ai lu sont numériques. Je n’ai pas toujours les moyens pour acheter les livres. Alors, l’idée du rituel, ce n’est pas pour moi. Et pas de musique non plus. Juste le silence. Je prends seulement une position où je me sens bien. Et voilà! C’est pourquoi je lis surtout la nuit. La nuit comme territoire, c’est plus calme et plus intime.

LN : Racontez-nous vos plus beaux souvenirs avec les livres.

LL : C’est le jour où j’ai acheté La divine comédie de Dante. Ce même jour, j’ai acheté Lolita de Nabokov. Au même moment. Je n’avais pas de cash. J’ai dû convaincre le bouquiniste de mettre les deux livres de côté. J’ai passé plus d’une demi-heure à attendre un agent de MonCash. Heureusement, le bouquiniste m’avait cru et avait vraiment mis les livres de côté. Une autre fois, j’ai attendu pendant plus d’une année avant qu’un livre soit disponible en Haïti. Le livre avait mis ma patience à rude épreuve.

LN : Quel est le roman qui vous a le plus aidé dans votre vie ? Quand je dis le plus aidé, cela veut dire un livre qui a changé votre vision de la vie. Qui vous a fait agir. Un roman qui vous a frappé en plein cœur. Qui vous a donné un peu de souffle, de fraîcheur.

LL : Les raisins de la colère de Steinbeck. Voilà un roman! Voilà une tortue qui suit son chemin et qui ne demande aucune aide. Voilà la manifestation de l'humanité au sens le plus pur du terme. Quand quelqu’un me demande ce qu’il faut lire, je réponds qu’il faut tout lire. Surtout les raisins de la colère.

LN : Pouvez-vous nous présenter votre bibliothèque ? Y a-t-il plus de poésie que de romans ? Quel rapport avez-vous avec votre bibliothèque ?

LL : Il est évident que la poésie déborde. J’ai commencé par la poésie. Et jusqu’ici je n’ai pas publié de roman. La poésie et moi, c'est une affaire depuis l’école classique. Et aussi par le fait que les livres de poésie sont beaucoup moins chers que les romans. Pas de rapport intime. Les livres sont là comme tous les membres et meubles de la maison. Ils nous regardent. Je les regarde. Les gens de la maison les regardent. Parfois, un titre m’interpelle. Je lis quelques phrases et je le repose. Parfois, c’est pendant une heure. Alors, je peux dire qu’ils sont exposés. Je ne cache pas mes livres. Ma bibliothèque fait partie de la maison comme la maison fait partie de la bibliothèque.

LN : Si vous alliez sur une île déserte et aviez le choix d'y apporter un livre, lequel emporteriez-vous ?

LL : Le livre que je n’ai pas encore lu.