Reconstruction préalable d’une élite et d'une pensée nationale
Ceux qui rendent les révolutions pacifiques impossibles,
rendent les révolutions violentes inévitables
John Fitzgerald Kennedy, Homme d’Etat américan (1917-1963)
Aucune société en crise ne peut entamer un processus de transformation sans que ses élites ne renoncent, au préalable, aux pratiques qui ont effectivement conduit au désordre et ne comprennent son rôle historique de promoteur d’idées nouvelles et à la nécessité du changement. Ainsi, avant de remettre en question le comportement du peuple, les leaders, instigateurs du changement, doivent d'abord interroger les élites dont ils font partie, avec lesquelles certains d’entre eux étaient solidaires, car le changement ou la révolution est un vécu permanent qui met l’homme face à ses vieux démons et l’oblige à sacrifier le conformisme à l’aventure. La démarche préliminaire consiste à remettre en question, à la fois, la société traditionnelle, les élites coupables d’exercer un pouvoir autocratique, le système qu’elles contrôlent, les idées à la base de leur mainmise sur l’économie, la superstructure et les forces externes qui les appuient.
Les idées à la base de la transformation recherchée ne résistent au temps que dans la mesure où elles servent les intérêts exclusivement nationaux d’abord, participent au renouveau et au progrès du moment. Il faut donc comprendre l’être, celui qui aspire au changement, et pénétrer les idées directrices capables de le porter à suivre les leaders, volontairement, par nécessité temporelle ou par la force. C’est la nécessité qui crée l’histoire. Les contradictions arrivées à leur paroxysme engendrent le leader conscient de son rôle social et politique. De toute évidence, l’individu, de manière non discriminée, doit être au centre de toutes les préoccupations pour le changement. Croire que l'on est porteur des bonnes idées et que les autres doivent vous suivre sans que leurs réalités quotidiennes ne soient l’objet de considérations spécifiques, c’est créer une nomenklatura avec un nombrilisme absolu. Ainsi, on cultive la discrimination envers ceux-là mêmes qui ont soif de vérité, de savoir et de changement. Il n’est pas nécessaire d’avoir l’approbation d’une majorité pour initier un mouvement, mais il faut nécessairement un noyau dur, idéologiquement bien formé ayant une conscience d’appartenance nationale et culturelle, avec de bonnes idées, la capacité de communiquer en des termes simples et le courage nécessaire d’affronter les idées conformistes et rétrogrades.
Tout peuple victime de cruauté et de discrimination dans son quotidien, comme c’est le cas en Haïti, a le droit de se révolter et l’obligation de renverser les conventions sociales qui le maintiennent dans l’oppression et la misère. Si les élites sont incapables de l’aider à retrouver le chemin de la dignité, il a l’impératif de donner naissance à un leadership nouveau. Il ne devrait plus accepter de discours, mais des actions tangibles inscrites dans les calendriers de sa vision de renouveau. Il lui faut également se débarrasser de toute tutelle, surtout ne pas accepter de soutien à sa lutte que de ceux qui croient que la race humaine est uniforme et que tout être humain a droit à une vie digne.
Dès sa naissance, Haïti a été considérée comme un problème pour les systèmes dominants du monde occidental. Tout au long de la période qui a suivi son émancipation, son échec était calculé et programmé pour justifier les théories de la domination raciale, militaire et économique. Les circonstances de la naissance de ce pays sont uniques, et les changements qu’il a provoqués au niveau idéologique et géopolitique en 1804 étaient porteurs de nouvelles idées pour l’humanité. Une humanité en retard sur le momentum historique de Saint-Domingue, dont l’émancipateur Toussaint Louverture a bousculé le conformisme et a causé sa mort en tant que leader ayant universalisé la déclaration des droits de l’homme. Il en fut de même pour le libérateur et empereur Jean-Jacques Dessalines qui a fondé une nation d’anciens esclaves noirs. L’élite que le premier président haïtien, Alexandre Pétion, a permis de prendre le contrôle du pays, par la suite, et qui a subsisté avec le temps, s’est forgée dans des structures qui rappellent la période esclavagiste. Elle s’est mise, au fil des ans, au service du capitalisme, de l’impérialisme et du mondialisme, mais n’a pas su s’approprier des progrès qu’ils ont générés, ni des cultures égalitaristes qui ont pris naissance. Ainsi, Haïti est, dès sa naissance, un rat de laboratoire maintenu dans la dépendance, à partir d’une perfusion de sangs contaminés, d’isolement, de violence, de misère, d’inégalité, d’instabilité et de déchéance. Cette image écornée a perduré dans le temps et a fini, en raison de la persistance des problèmes politiques, par faire de l’Haïtien un stéréotype négatif, s’insérant dans le subconscient et les réalités quotidiennes antillaises, entre autres. L’Haïtien est devenu, dans ce contexte, les Juifs d’Hitler durant les premières années de la montée du nazisme. Jusqu’ici, seul le dictateur Trouillot a sauté le pas en ordonnant le massacre de plus de 36 000 personnes sous le regard indifférent de l’élite au pouvoir à Port-au-Prince en 1937. Une élite qui s’est arrangée pour que le système post-esclavagiste fonctionne pour elle seule, en acceptant de servir d’intermédiaire pour s’assurer de l’échec de la proclamation contenue dans la déclaration d’indépendance.
Dans : « Identités raciales et production du politique : la construction d’Haïti en tant que problème public dans l’imaginaire social caribéen. Études comparées sur la Jamaïque et la Guadeloupe. Volume 1, thèse pour le doctorat en science politique Sous la direction de Mme Christine Chivallon et la codirection de M. Justin Daniel, présentée et soutenue publiquement le 10 mars 2017 par Sébastien Nicolas, on peut lire ceci :
Dans l’île anglophone (Jamaïque), les stéréotypes mobilisés pour mettre en récit la « menace haïtienne » présentent une similarité frappante avec les catégorisations raciales associées à la figure du « barbare haïtien ». La peur du vaudou, le présupposé de corps malades et primitifs, l’image d’un pays chaotique en proie à l’instabilité et à la criminalité dominent les discours dans l’espace public. Lorsque la « question haïtienne » est mise à l’agenda avec l’arrivée de réfugiés en Jamaïque en 2004, ces thématiques se révèlent structurantes dans le travail argumentatif portant sur les modèles de solution à adopter. Les Haïtiens sont alors présentés comme un fardeau économique insupportable et comme une menace sécuritaire, sanitaire et culturelle par les pouvoirs publics. Leur renvoi s’impose comme un impératif absolu, sous peine de provoquer l’effondrement de l’ordre social existant. Il existe bien des modèles interprétatifs contestataires de la prise en charge officielle du « problème haïtien ». Toutefois, si elles contredisent le récit officiel propagé par les pouvoirs publics, ces définitions alternatives puisent néanmoins dans des représentations raciales pour élaborer leurs discours. En effet, les diverses associations impliquées dans la défense des Haïtiens, pour justifier leur action, mettent en avant une appartenance raciale commune, dénoncent l’hégémonie occidentale et condamnent les stéréotypes assignés aux réfugiés. On retrouve le même type de logique d’exclusion raciale à l’encontre des Haïtiens en Guadeloupe : ceux-ci sont réputés pour avoir une hygiène douteuse ; ils sont présentés comme des gens crédules et superstitieux et sont accusés d’empoisonner la population ou d’ensorceler leurs victimes ; ils sont souvent réduits à des êtres miséreux, primitifs, sous-développés et relégués au bas de l’échelle sociale. L’expression « Je ne suis pas ton Haïtien » constitue un exemple illustratif de ce travail d’infériorisation des Haïtiens. La mise en politique de ces catégorisations intervient principalement par le biais de l’affaire Ibo Simon : l’animateur de télévision reprend à son compte les stéréotypes racistes hérités de la figure du « barbare haïtien » et propage l’idée de migrants « assoiffés de sang » dont le projet serait de « remplacer » la population guadeloupéenne. Au-delà du relais médiatique dont bénéficie l’homme politique, l’ampleur inédite des mobilisations anti-haïtiennes témoigne du caractère agissant des catégorisations raciales dans l’espace politique local. Le Congrès des élus de Guadeloupe sur l’immigration en 2005, qui marque la reprise en main du « problème haïtien » par le personnel politique local, a pour objectif sous-jacent de neutraliser l’identité ouvertement racisée propagée par Ibo Simon. Pour autant, les élus ne remettent pas en cause les stéréotypes assignés aux Haïtiens et valident au contraire l’idée d’une « haïtianisation » potentielle de la Guadeloupe. Le modèle de solution qui découle de ce raisonnement, à savoir une politique d’expulsion ciblant spécifiquement les Haïtiens, repose par conséquent sur des préjugés similaires à ceux observés en Jamaïque. »
Les Haïtiens devraient donc se faire à l’idée que les pauvres n’ont pas d’amis. L’épopée de la première république nègre et la seule révolution d’esclaves victorieuse de l’histoire universelle est définitivement étouffée par la contre-révolution initiée au début du 19e siècle par la France et l’Europe. Elle s’est installée aux États-Unis et même en Amérique latine, pourtant bénéficiant de l’aide haïtienne pour se libérer du joug colonial espagnol.
La nouvelle stratégie pour sortir de l’isolement et de l’indifférence doit venir du fait que nos anciens frères, tous continents confondus, ne redeviendront nos amis que lorsque nous aurons fait abstraction de tout sentiment d’appartenance géographique, de similarité culturelle ou de couleur pour embrasser des alliés susceptibles de nous être solidaires, tels que nous sommes. Nous ne devrions accepter le fait que ceux qui se proposaient de vaincre la révolution de 1804 ont réussi à faire de nous, en utilisant les élites nationales et des parias même parmi les peuples et communautés noires de l’ensemble du continent américain. Reconnaître nos échecs devrait être la première démarche de notre thérapie collective. C’est seulement en acceptant nos errances et nos insuffisances que nous déterminerons la façon de nous en sortir. Si nous devons sceller des alliances en raison de communautés d’intérêts, nous devons cesser de faire crédit à un quelconque prétendu ami, aucun frère et aucun Dieu qui ne s’associe à notre combat, tel que nous le conduirons. Nous déciderons, par la suite, de ceux qui redeviendront nos amis et nos frères, quand nous serons victorieux. En toute chose, par méfiance, en raison même de notre évolution en tant que peuple durant ces 250 dernières années, nous devrions croire que seuls les peuples capables de se défendre décident de leur sort. C’est d’ailleurs cette croyance qui a fait du 18 novembre 1803 un fait d’armes qui n’a toujours pas trouvé l’écho dans l’histoire universelle.
Nous devrions cesser de faire des concessions dans les décisions qui ne concernent que les Haïtiens. Cela ne suppose pas que nous devrions ignorer certaines questions universelles concernant la dignité de l’être humain, le contexte régional ou géopolitique, les intérêts de nos potentiels alliés sous prétexte de notre absolue indépendance. Nous devrions nous défaire de la victimation pour devenir complètement décomplexés en tant que nation et en tant que peuple.
Le peuple d’Haïti a une histoire et un destin. Si son passé jusqu’à aujourd’hui s’est écrit dans la violence, la haine de l’autre à son égard, la discrimination, le non-droit et les privations de tout genre, c’est du fait que la révolution de 1804 n’est toujours pas achevée. Il lui faut donc reprendre le chemin de la lutte en utilisant les méthodes adaptées au temps et aux circonstances : Dieu, la foi, les nouvelles technologies, la solidarité des peuples et l’arme de la dialectique. Les sociétés humaines n’ont jamais fait une même révolution de manière échelonnée sur deux siècles et demi. C’est peut-être encore le temps d’innover, de vaincre la solitude du nègre enchaîné et de se libérer des idées conçues par les autres. Ce témoignage raconte l’histoire d’une dérive suicidaire d’une élite et de ses conséquences néfastes pour des millions de citoyens qui comptaient sur leurs savoirs, leurs responsabilités, leur patriotisme et leur sens des valeurs humaines et morale pour matérialiser le rêve de grandeur des ancêtres. Il dessine aussi les contours d’un mouvement, d’une bataille et d’une victoire.