Il y a une difficulté particulière à penser le fait kidnapping en Haïti. On n’est pas en effet en présence de cas isolés. On assiste à une véritable extension du phénomène à un niveau inquiétant. Le nombre de kidnappings atteint des records cette année, soit officiellement 124 entre janvier et août de cette année 2020, pendant qu’on peut sur une base informelle répertorier 1 270, soit presque 160 cas par mois
Chacun dans la société se sent désormais en sursis, encourant le risque d’être kidnappé. Rappelons que si les homicides produits par les gangs armés se font moins nombreux selon le BINUH (Bureau intégré des Nations unies en Haïti), rien ne permet de parler d’un progrès de la sécurité, car avec la remontée des kidnappings, l’insécurité serait plutôt en train d’atteindre une intensité effroyable. À regarder de près le phénomène, on peut se demander s’il ne s’agit pas- particulièrement en Haïti- d’un refoulé de la traite qui revient comme un symptôme qui livre avec peine son sens au regard des victimes et qu’il conviendrait d’interroger. Qu’elle est donc la signification du refoulé de la traite dans le fait kidnapping ? Et que nous apprend-il sur le fonctionnement de la société haïtienne comme communauté politique ?
Le retour du refoulé
Je fais appel ici au concept psychanalytique de refoulement qui implique des représentations inconscientes, au sens où l’individu a du mal à assumer au niveau conscient le représentant psychique qui se présente à lui. C’est le cas où le souvenir tarde à être investi. Mais les traces demeurent si on a affaire à un symptôme qui est la mémoire ou plus exactement la trace de l’évènement traumatique de la traite. Dans l’acte du kidnapping, vous devenez soudain la propriété d’un autre (le kidnappeur). Il y a comme une éclipse de ce qui constitue votre être -même, votre identité de personne humaine distincte d’un animal (bœuf, cochon, cabri) etc. C’est comme une mise au tombeau de votre personnalité. En devenant la propriété d’un autre, on acquiert une valeur marchande : la valeur qui est posée sur votre corps. Cette capture de votre corps est une sorte de mise en captivité qui est ressentie comme un acte de sorcellerie. Donc comme un vol de votre potentiel vital qui s’écoule et disparait goute à goute dans le cachot où vous êtes tenu prisonnier. Un cachot qui est déjà en soi une forme de torture.
En clair-obscur nous assistons au retour d’une pratique de traite. Avec les kidnappings, le pays devient comme la Croix-des-Bossales du marché aux esclaves. Vous apprenez en effet que votre vie vaut 5 000, 10 000, 50 000 dollars… selon la catégorie sociale à laquelle on juge que vous appartenez. Le trauma se fait sentir de manière aiguë au moment où on vous jette dans le cachot. Mais si le kidnapping est toujours un acte de terrorisme, en tout cas assimilable aux actes de terrorisme, vu qu’il a sur la société civile le même effet qu’une bombe posée au coin d’une rue, il fait partie des crimes (imprescriptibles) contre l’humanité. Il se distingue de la prise d’otage qui se définit par une pratique de pression pour contraindre un pouvoir ou une institution à céder à certaines exigences. Dans le cas qui nous occupe en Haïti, le kidnappeur ne s’intéresse qu’au montant qu’il réclame pour remettre en liberté le kidnappé, sinon il est torturé et exécuté.
Pour que le fait kidnapping se généralise à ce point en ces temps troublés de dictature d’opérette (« Après Dieu c’est moi qui ai le plus de pouvoir en Haïti »), il a fallu que quelque part les kidnappeurs se reconnaissent fonctionner dans un milieu qui se prête à ces pratiques. Un milieu où le kidnappeur est assuré de la totale impunité, au sens où il sait à l’avance que rien lui arrivera après son crime. Tout se passe finalement comme si le terrain était préparé pour de telles actions.
Le terrain
Le fait kidnapping en extension dénote la destruction progressive de la communauté politique en Haïti, il ternit l’image que le pays est censé avoir aux yeux de l’écolier, des jeunes et de la famille haïtienne comme pays sorti de manière exemplaire par lui-même de la traite et de l’esclavage. Une telle situation pointe le doigt sur le pouvoir actuel comme lieu d’où le fait kidnapping en extension semble prendre sa source, à cause de l’impunité dont jouit facilement le kidnappeur. De la sorte chaque Haïtien est désormais considéré virtuellement comme en captivité.
L’affaiblissement de la police, chargée de protéger les vies, voue l’individu à une tâche consciente ou inconsciente de marron en quête des interstices de vie libre devenue chaque jour un peu plus en raréfaction. En effet, la police n’a pas seulement un fonctionnement entre chien et loup, il y aurait plutôt des pans de la police indiscernables du banditisme des gangs armés : exécution de manifestants par balles, modes opératoires d’appui et logistique pour des gangs armés, aide à leur fédération, non-exécution de mandats d’arrêt lancés contre des bandits, impuissance devant de nombreux massacres ( dont 9 perpétrés dans des quartiers populaires entre 2018 et nos jours) ; 944 personnes assassinées par balle chez elles ou dans les rues pendant les 8 premiers mois de 2020 –donnée recueillie par l’association Nou pap dòmi, octobre 2020). Aussi la vie quotidienne est-elle traversée de plaintes et de gémissements, dans l’attente anxieuse d’une sortie de la nuit.
Peut-on lutter efficacement contre les kidnappings ?
Oui, et même si la situation actuelle est différente, il n’est pas inutile de se rafraichir la mémoire sur les actions entreprises avec succès en 2004-2006 à un moment où le phénomène avait connu un pic avec 30 personnes kidnappées en un seul mois, soit un par jour. Le cinéaste Arnold Antonin avait alors fait appel aux associations des droits humains pour des réunions d’informations et de discussion sur le phénomène ; on a ensuite ouvert une enquête sur les institutions comme la police et la justice chargées de la protection de la population. On apprend alors qu’il n’y a aucune unité de vue et d’action entre ces institutions de l’Etat. La police produit des rapports illisibles et incohérents qui poussent les juges à libérer les kidnappeurs ou à s’en laver les mains en cachant leur complicité. Quant à la Minustah alors à cette date bien installée dans le pays à proximité des quartiers populaires, elle déclare que les kidnappés sont en règle générale des nantis et les kidnappeurs des pauvres en quête de moyens de vie, et que les autorités sabotent leurs actions contre les bandits. Complaisance ou ignorance ? Il fallait expliquer et convaincre qu’il faut des actions coordonnées, que tout le monde ne pratiquait pas ces actes criminels et de nombreux kidnappés étaient des petites gens, marchandes de trottoir, employés de banque, travailleurs, éducateurs, ou enfants de gens pauvres… ?
Parlementer avec les responsables des institutions n’a pas été suffisant. Un autre pas a été fait : l’organisation d’une marche de milliers de personnes à Port-au-Prince contre les kidnappings avec la participation d’anciens kidnappés, puis dans un même temps un groupe de juristes se réunissent pour l’élaboration d’une loi qui condamne à perpétuité non seulement les kidnappeurs, mais également leurs complices. La loi a été acheminée directement au Sénat et à la Chambre des députés, puis de là au palais national pour sa publication dans Le Moniteur.
Enfin grâce à un déploiement de spots publicitaires, de pancartes adaptées à la situation, et à une publicité personnalisée : par exemple - moi, marchande, moi maçon, moi éducateur, j’ai été kidnappé, mon fils a été kidnappé…- les kidnappings sont passés de 30 par mois à 30 par an.
La lutte a été donc efficace grâce à une double action : celle des associations des droits humains et de la société civile en général décidées à exprimer leur refus absolu du kidnapping ; celle de la mise en demeure des institutions chargées de la sécurité de la population pour qu’elles mettent en place une politique commune vérifiable contre les kidnappings.
*Laënnec Hurbon, sociologue, directeur de recherche au CNRS et professeur à l’Université d’Etat d’Haïti. Dernier ouvrage paru : Esclavage, religion et politique en Haïti, édition de l’Université d’État d’Haïti, 2018.
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