Ce qui frappe d’emblée chez Mischa Berlinski, c’est sa liberté de ton, sa décontraction. Son humour est facilement perceptible, et on est admiratif de sa légèreté, de son insouciance, de sa désinvolture qui sont les ingrédients de sa causticité. Pourtant, le récit émaille de faits graves, de situations corsées.
Une époustouflante puissance expressive
En second lieu, ne passe pas inaperçue sa construction narrative. Berlinski effectue l’agencement de son récit comme au cinéma on écrit un scénario. Un ordonnancement loin d’être savant, sophistiqué, mais approprié, adaptable, flexible. La construction romanesque est spiralée, en zig-zag. Elle s’éloigne de la linéarité pour épouser une forme inhabituelle. Le récit est enflé et en même temps dépouillé. C’est plein de couches et on y gratte quand même la surface. Que l’on s’attarde sur le mode de fonctionnement de l’UNPOL, donc sur l’inutilité du rôle de Terry White qui ne s’attendait pas à ce que l’UNPOL soit remisée en fait sur une voie de garage dans ses rapports avec la PNH; que l’on éprouve de la sensibilité et même de la compassion pour Nadia, réduite pratiquement en esclavage dans une famille (d’accueil) à Miami puis pratiquement rachetée par Ti Pierre, le musicien ; que la disparition à Jérémie de la belle, toujours mystérieuse et fragile Nadia jette le trouble, suscite l’angoisse chez Johel Célestin jusqu’à ce que le magistrat apprenne son incarcération en Floride parce que la police a découvert une substance blanche dans la voiture de Ti Pierre ; que l’on ne soit pas étonné que, pour défaire le nœud gordien, il ne restait à Johel qu’à épouser une Nadia, désemparée à l’idée d’une déportation inéluctable vers Haïti, l’on réalise la puissance narrative de Mischa Berlinski.
Formidable don d’observation
Son tour de force tient en ce que « Dieu ne tue personne en Haïti» n’est pas une véritable autobiographie, un récit autopersonnel. Pourquoi ? Son don d’observation, il l’aiguise, l’affûte. Il observe choses et gens autour de lui. À partir de là, à la tentation du nombrilisme, il a su résister pour s’intéresser à ce qui bouge plutôt autour de lui :
Regardez la chute finale du dîner d’anniversaire de Kay White, la femme de Terry : « (…) avant d’aller affronter au-dehors [la meute], (c’est nous qui ajoutons) des garçons qui servaient de vigiles aux véhicules en stationnement.» Chez Fernand Hibbert, on avait fait connaissance avec la meute des commissaires-priseurs.
Un écheveau inextricable
La première rencontre fortuite, au marché de Jérémie, de Mischa avec Nadia, son évanouissement dû à un soudain malaise, l’empressement des marchandes de caprins à la secourir, tout cela est rapporté avec subtilité et distinction. De même, l’arrivée tardive de Nadia à la réception d’anniversaire de Kay White est entourée d’un halo de mystère.
On cherche à comprendre l’embarras de Nadia à placer sa commande quand le menu lui est tendu, Kay découvre son illettrisme. Or, quand le poisson lui est servi – sur les conseils de Kay, elle avait choisi de commander ce fruit de mer pour faire comme elle -, voilà que soudainement elle invoque sa non-fraîcheur. « Le poisson a dormi», s’indigne-t-elle. Le serveur a dû retirer le plat pour lui servir du poisson frais. Ces situations délicates, il n’y a qu’un romancier talentueux pour les restituer.
Bien sûr, l’apparent détachement de Mischa Berlinski à l’égard des choses humaines révèle très sérieusement un profond humanisme. Ce ressort mû par ce paradoxe imprime au roman à la fois une fière allure et une totale décontraction.
Une originale construction romanesque
Du point de vue spatio-temporel, le lecteur identifie une dynamique, un mouvement, une mobilité. Tantôt le romancier invite le lecteur à visiter le quotidien (la routine) de ses personnages- Johel Célestin, Terry White, Kay White à Jérémie tantôt comme au cinéma il effectue un retour en arrière. Aussi retrouve-t-on Johel dans son université américaine, Terry policier et candidat à un poste électif en Floride, Kay agent immobilier à qui la vie sourit, puis survint la crise des « subprimes » et Kay perd pied et touche le fond.
Ces situations, loin de dérouter le lecteur, mobilisent davantage son attente comme dans une salle sombre où l’on préfère résister à l’envie de se lever pour soulager sa vessie pour ne rien perdre de la trame de l’action, du déroulement du film.
Devoir de solidarité amicale
Le récit déroule comme en football quand une formation déroule son jeu, au fil des pages on ne s’ennuie pas. Terry White n’aime pas son travail, la UNPOL assiste la PNH. Avec détachement, il parcourt les routes défoncées de la Grand’Anse. Sans entrain ni illusion. Sa rencontre avec le juge Johel Célestin le sort de la routine, donc de l’ennui. L’appel au secours lancé une nuit par Johel le ramène sur terre. Il est redevenu le policier qu’il a toujours été, n’avait pas cessé d’être. La dispute avec Kay est oubliée, il annonce au juge qu’il arrive.
À l’approche de la maison de Johel, les agresseurs qui l’arrosaient de coups de feu s’enfuient. L’épisode de la fusillade devait rapprocher davantage les deux hommes. Le juge allait faire ériger un mur de quatre mètres de haut autour de sa maison, sur les conseils de Terry.
Puis, ce fut l’intrusion du jeune Toussaint Legrand dans le périmètre privé, donc dans l’intimité de Mischa et de sa femme. Un garçon intéressant et attachant qui cherche les moyens de vie.
Avec Mischa Berlinski, on tombe amoureux de la Grand’Anse. Les noms des localités nous deviennent familiers : Anse-du-Clerc, Carrefour-Prince, Baumont… Il lance en même temps une invitation à découvrir un département dont on parle intarissablement de ses beautés, de son charme et qu’on ne connaît pas en profondeur.
Des rallonges pourtant inappropriées
Je relève, cependant, de la surcharge dans la narration de Mischa Berlinski- ce qui n’enlève rien à son talent. J’ai admiré sa façon de balader le lecteur dans un espace sans frontières. Tantôt dans la luxuriante nature de la Grand’Anse, tantôt dans la douce température de la Floride. Or, voilà qu’en approchant de la page 250, je m’aperçois que l’imagination du romancier est sans bride. Elle déborde, en effet, au point que Terry White se met à lorgner du côté de Nadia, la femme de son ami. Ces situations inattendues font surcharge et empèsent, alourdissent la trame pure de l’exposé. À mon sens, Mischa Berlinski doit travailler à l’avenir le moment d’arrêter une narration. En la matière, l’abondance nuit. Sans quoi, le lecteur s’y perd.
Je le reprends, cette sensation de surcharge, de trop-plein de la création fictive « Dieu ne tue personne en Haïti» n’enlève rien au prodigieux talent du romancier. Il prend des libertés dans sa fiction-réalité, il est comptable de cette option.
Drôle, gai et subtil
On comprend mieux l’effusion de Catherine Fruchon- Toussaint envers son invité à « Littérature sans frontières». Un roman plein d’allant, drôle et subtil. Le livre (paru en 2018 chez Albin Michel) est un enchantement, un émerveillement. L’auteur aime le genre humain, s’attache à un territoire et à son peuple, et en plus son universalisme le sert dans sa création fictive. On attend donc avec impatience son prochain roman. Dans l’attente, il serait inconvenant et même injuste de ne pas témoigner notre reconnaissance à un romancier qui, admiratif de notre pays, a produit un travail magnifique, presque parfait.
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