Que se passe-t-il dans la tête de Jimmy Chérizier? Jusqu’à peu, il se complaisait dans la véhémence oratoire qui n’allait pas sans une forme d’intelligence politique et une impudence révoltante quand il affirmait ne s’être jamais adonné aux actes de kidnapping et d’assassinat, et qu’il se proclamait révolutionnaire. On attribuait tant d’effronteries à une vaine recherche d’absolution. Alors pourquoi ce choix abrupt de sortir de la prudence en cautionnant et en revendiquant la mort atroce des trois policiers de l’UTAG le 9 juin 2024 ? Pourquoi renchérir en déclarant qu’il fera régner la terreur au bas de Delmas si la PNH l’attaque? La réponse est à chercher dans la psychologie de l’homme. Se vivant plus comme un politicien qu’un gangster, il se croyait investi d’un destin politique. L’organisation criminelle Viv Ansanm, dont il est probablement le principal architecte, est sa chose, son parti, sa tour dans la partie d’échec qu’il compte jouer. Convaincu d’avoir été́ le fer de lance du mouvement ayant conduit à l’effondrement du pouvoir d’Ariel Henry, il était persuadé d’être le seul à pouvoir assurer la jonction entre la fédération des gangs et les nouvelles autorités du pays.

Qu’il trouve sa place à la table de négociation lors de la formation du nouveau gouvernement allait de soi. Après tout, l’histoire de notre pays ne fourmille-t-elle pas d’exemples de chefs de gangs sanguinaires ou de militaires autoproclamés cruels qui ont fini par occuper des fonctions officielles? La déconvenue d’être laissé hors-jeu a-t-elle suscité chez lui une réaction empreinte d’amertume? Son ambition déçue l’a-t-elle rendu hermétique à toute rationalité́ ? Ne se rend-il pas compte que le fil de liage qui maintient l’écheveau qu’est Viv Ansamn est au bord de la rupture depuis le triple meurtre de Lison et que sa tour est lézardée?

La discrétion de Vitel’Homme Innocent, le plus puissant des chefs de gangs, devrait au moins susciter sa perplexité. Celui-ci, depuis qu’il a servi, selon CNN, d’entremetteur entre l’ambassade des Etats-Unis en Haïti et les assassins du jeune couple de missionnaires américains Davy et Natalie Lloyd pour le retour des deux cadavres au siège de la représentation de ce pays, ne cesse de se proclamer innocent des actes répréhensibles dont on l’accuse. Son mutisme prolongé et les contraintes qu’il semble s’imposer ainsi qu’à ses sbires sont-ils un indice qu’il cherche à tout prix à tirer ses marrons du feu ? Est-ce que de sourds instincts lui ont fait comprendre que l’assassinat des deux Américains était, selon la formule d’Antoine Boulay de la Meurthe, plus qu’un crime, une faute? Faute irréparable vu l’intense émotion que le drame avait soulevée aux Etats-Unis et qui continue de remuer les cœurs.

On peut imaginer les dialogues courroucés entre certains chefs de gangs et les responsables de cette action irréfléchie. Les accusations doivent fuser. Si Viv Ansamn n’a pas encore implosé, son unité́ depuis le drame de Lison est de plus en plus précaire. La panique ne peut pas ne pas habiter l’esprit des chefs de bande les plus lucides. L’empressement de Donald Trump à monter au créneau dès le 23 mai 2024 pour condamner la mort brutale des deux missionnaires et réclamer justice pour eux n’est pas fait pour les rassurer.

Plus important, au moment où̀ ce dernier courtise l’électorat afro-américain ( 20% de la communauté́ noire, selon le plus récent sondage, déclarent qu’ils voteront pour lui ) ne sera-t-il pas tenté de saisir le cas d’Haïti pour se racheter aux yeux des Américains d’ascendance ou d’origine haïtienne pour avoir qualifié́ le pays de shithole et espérer obtenir une partie de leurs voix en novembre ( nous sommes le seul peuple de couleur à avoir admiré Hitler au point que des parents ont prénommé́ leurs rejetons d’après des patronymes de chefs nazis ) mais aussi et surtout, non pas pour rallier, mais au moins pour amadouer le Black Caucus en promettant une action punitive contre les gangs s’il est élu?

Cette éventualité́ n’a pas encore illuminé le cerveau de Chérizier mais il est permis de penser que ses alliés, désireux de ne pas se compromettre plus en avant, prendront leurs distances avec lui, d’autant que l’idée d’accorder amnistie à certains d’entre eux n’est pas absolument exclue puisque des diplomates accrédités en Haïti ont déclaré́ en réponse à la question y relative qu’elle était prématurée. Guerre psychologique? Peut-être mais qui n’empêchera pas la plupart des chefs de chercher à se desserrer de compagnons, hier encore des rivaux, qui ne sauront pas prendre le bon tournant à temps. Le moins qu’on puisse dire est que Chérizier l’a raté́ le 9 juin.

Robert Malval : Lézardes

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