En réaction à mes récentes chroniques sur le Conseil électoral provisoire (CEP) et la réalisation des élections en Haïti, l’historien et éditorialiste Claude Moïse m’a fait parvenir un exemplaire de son ouvrage publié en 2015 aux éditions du Cidihca à Montréal. « La question électorale : Jeux de pouvoirs, péripéties et enjeux démocratiques », préfacé par le docteur en sciences politiques Cary Hector, de regrettée mémoire, qui fait un survol historique des élections en Haïti, de 1806 à 2015.

La question électorale, dans une période de transition, apparaît centrale, écrit Claude Moïse. « Au fait, elle s’impose dans les États modernes comme le principal moyen d’accès au pouvoir. Il en a été ainsi en Haïti, déjà au lendemain de l’indépendance quand il se fut agi de conquérir le pouvoir devenu vacant après l’assassinat de l’empereur Jean-Jaques Dessalines en 1806 », a-t-il poursuivi. Au XIX^e siècle en Haïti, il y a eu deux empires plutôt éphémères, une royauté limitée au nord du pays et des présidences à vie avec privilège de désignation du successeur. Mais par la suite, à part les coups d’État et les autres coups de force que leurs auteurs s’empressent de légitimer, c’est la question électorale qui demeure la principale voie d’accès au pouvoir. C’est elle également qui revient à tout coup hanter le paysage politique haïtien, reconnait l’historien.

Cinq semaines après l’assassinat de l’empereur Dessalines, des élections ont été décrétées le 23 octobre 1806 par le chef du gouvernement provisoire en vue de la formation d’une Assemblée constituante dont les travaux devaient commencer le 30 novembre à Port-au Prince. « Là commence la problématique électorale du jeune État-nation », affirme Claude Moïse.

Au premier plan des préoccupations, la gestion de l’organisation électorale. À l’assaut de la direction de l’État, deux grandes forces à prétention hégémonique. Si l’avantage est à celle du Nord, par l’acceptation tacite du « droit naturel » de Christophe à accéder à la magistrature suprême, la détermination de celles de l’Ouest et du Sud, sous le leadership de Pétion et Gérin, se fera sentir dans les manœuvres destinées à leur assurer la domination de l’Assemblée constituante. Celle-ci, précise l’historien, avait le mandat d’élaborer une nouvelle architecture institutionnelle conçue par les uns et les autres comme la garantie de leur suprématie.

Pour Claude Moïse, l’histoire des élections en Haïti est, avant tout, imbriquée dans les caractéristiques principales des luttes de pouvoir héritées de la période révolutionnaire, lesquelles conditionnent la stabilisation de l’État d’Haïti. « On remarquera que de l’Indépendance à nos jours, la question électorale, en s’articulant aux conjonctures historiques de crise, prend diverses formes et reçoit des traitements en fonction du rapport des forces et des conditions sociopolitiques du moment», écrit-il.

Sur les deux siècles de son existence d'État indépendant, Haïti a connu plusieurs types d'élections. L’auteur en retient deux grandes catégories : des élections fermées, dites officielles, organisées par des gouvernements ou des forces disposant des leviers du pouvoir (Pétion, Boyer, Soulouque, etc.), des élections ouvertes correspondant aux périodes de transition non contrôlées comme en 1843, 1867, 1870, 1876, 1879, 1930, 1946, 1990.

Il y a lieu de distinguer les élections législatives des présidentielles. Ces dernières donnent lieu à des compétitions les plus vives aux périodes de transition. Là aussi, l’éditorialiste distingue deux grandes périodes, celle où jusqu'en 1950 l'élection du président de la République se faisait au deuxième degré et celle au suffrage universel direct qui, en 60 ans, n'a donné lieu qu'à quatre compétitions ouvertes (1990, 1995, 2006, 2010) sur huit (1950, 1957, 1987-1988, 2000).

Les scrutins de 1957, 2000 et 2010 peuvent être considérés à part, dans la mesure où la bataille électorale a connu plusieurs phases, dont la dernière, la seule qui ait abouti, peut être classée dans la catégorie des élections fermées ou trafiquées, selon M. Moïse. En fait, les élections de 1995 à 2010 apportent des éléments nouveaux d’analyse qui les distinguent des deux grandes catégories mentionnées. Dans tous les cas, rappelle l’historien et éditorialiste, la normalisation politique dans la période contemporaine s’est faite à la suite de compétitions électorales plutôt fermées, à deux exceptions près (1930 et 1946), mais toujours sous l’arbitrage des forces d’occupation (1930) ou de l’armée haïtienne (1946) poussée par un mouvement sociopolitique effervescent.

La question électorale post-86

Claude Moïse étudie la question électorale au cours de la longue période de transition depuis 1987 à travers les péripéties du combat démocratique et les difficultés de mise en place d’un appareil électoral stable : lois, décrets, autorité centrale de la gestion électorale, personnel administratif, etc. Il attire l’attention sur la complexité du processus de démocratisation, de l’instauration de l’État de droit démocratique dont la question électorale est l’un des principaux éléments. Son analyse part d’abord de la Constitution de 1987, document de base constitutif du nouveau système électoral, en rupture avec la tradition du point de vue du régime démocratique représentatif en général et des modalités spécifiques de l’organisation des élections en particulier.

L’auteur présente six dates charnières de l’évolution de la question électorale en Haïti de 1987 à 2015. Les années 1987-1988, 1990, 1995, 2000, 2004-2006 et 2010 sont révélatrices non pas d’une évolution normale, mais de discontinuités successives à partir de la mise en œuvre du nouveau système électoral. Il met en évidence la complexité et la gravité de la question électorale sur le plan de la normalisation démocratique recherchée et invite à penser en profondeur les conditions de la prise du pouvoir dans une société en mutation dont les repères traditionnels ont été balayés sans véritable contrepartie de forces régulatrices nouvelles.

Ce nouveau régime politique a des incidences électorales importantes. La mise en place des instances de pouvoir qui s’emboitent de la section communale à la présidence de la République nécessite l’élaboration à l’intérieur du texte constitutionnel de normes permanentes et de dispositions transitoires fixant des conditions et des délais à la disposition de l’organisme électoral indépendant sous ses deux variantes : le provisoire et le permanent. Dans cette optique, la question électorale embrasse des domaines divers et un vaste champ de la vie publique. Elle va du domaine des droits et des devoirs - voter est un droit mais aussi un devoir (art. 52.1 et 52.2) - à la création d’une nouvelle institution indépendante, le Conseil électoral permanent, voué à la gestion de toutes les opérations électorales.

L’ouvrage démontre à quel point les caractéristiques des luttes de pouvoir et les relations entre les acteurs en cause, internes-externes agissant sur le plan national, se répercutent dans la complexité du système et ses péripéties. La mise en place d’un appareil électoral stable se heurte à beaucoup de difficultés à tous les niveaux: les lois, les décrets, l’autorité centrale de la gestion électorale, le personnel administratif, etc. Un tel constat, indique M. Moïse, invite à penser en profondeur les conditions de l’accès au pouvoir dans une société haïtienne en mutation, malmenée par l’histoire et dont les repères traditionnels ont été balayés sans contrepartie de forces régulatrices nouvelles.

À l’évocation des dates charnières, Claude Moïse constate que, depuis 1987, le pays navigue dans le temps électoral entre un massacre (novembre 1987), deux coups d’État militaires (1988 et 1991), un coup de force (2004), deux interventions militaires étrangères (1994, 2004), trois catastrophes naturelles (2004, 2008, 2010), une catastrophe sanitaire (le choléra de 2010), non compris les crises intermédiaires telles que le « rache manyòk », GNB, les terrorismes d’État, l’opération Bagdad et d’autres récurrences d’insécurité.

La litanie des péripéties se poursuit avec les accords politiques de circonstance pour rétablir les conditions de relance du processus démocratique : Governors Island et New York en 1993, les accords du 6 mars 1999 et du 4 avril 2004 ainsi que ceux des grands hôtels en 2014. Résultat : le temps constitutionnel est anéanti et l’espace de la gouvernance institutionnelle significativement réduit. Avec aussi des retards dans les élections présidentielles et législatives ainsi que l’absence des collectivités territoriales. On a même connu des mandats présidentiels dépourvus de joutes électorales présidentielles et législatives comme c’était le cas sous le règne du pouvoir PHTK.

La gangstérisation du pays rend la réalisation des élections davantage difficile et compromise en Haïti. Ce n’est plus les Forces Armées d’Haïti, ni le pouvoir en place ou la communauté internationale qui risquent de déterminer les gagnants à la place des électeurs mais plutôt les chefs des gangs armés qui s’accaparent de plus en plus de territoires.

Thomas Lalime

thomaslalime@yahoo.fr

Élections en Haïti : Jeux de pouvoirs, péripéties et enjeux démocratiques

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