<p><p>Un policier de la Brigade d’opération et d’intervention départementale (BOID) recroquevillé dans un coin, le crâne éclaté. Les cadavres de deux agents du SWAT traînés au sol et mutilés par des malfrats. Des badauds festifs prenant d’assaut un blindé de la PNH. Les images chocs de la tragique opération de la Police à Village-de-Dieu qui tournent en boucle sur les réseaux sociaux ce vendredi resteront dans les annales. Comme si l'on était en train de visionner à nouveau le film « La chute du faucon noir ».</p> <p>Alors que le bilan officiel de l’institution policière se fait encore attendre, les vidéos et autres visuels qui circulent attestent que la Police nationale d’Haïti, au cours de cette opération, a subi un revers cinglant à Village-de-Dieu. Des armes de l’institution ont été saisies, deux blindés ont été capturés, dont un a été incendié par les bandits.</p> <p>Les policiers Standley Eugène, Ariel Poulard et Georges Renoit Vivender Alexis ont passé l'arme à gauche. Tombés sur le champ de bataille, en servant la nation, ils n'auront pas regagné leur domicile. Proches, parents, et probablement enfants ne les reverront plus jamais. Pas même un dernier câlin, pas même une ultime accolade. D’autres policiers sont sortis blessés de cette opération. Le Nouvelliste a appris d’une source proche de l’hôpital Bernard Mevs que huit policiers sont en train d’y être soignés. Trois sont actuellement au bloc opératoire, a confié cette source. Le journal a vainement tenté d’obtenir une réaction de la police.</p> <p>En début d’après-midi de ce vendredi, dans une intervention télévisée (programmée la veille), le président Jovenel Moïse a évoqué ce qui s’est passé à Village-de-Dieu. Le chef de l’État a annoncé que des policiers ont été tués sans en préciser le nombre. « Ce qui s’est passé à Village-de-Dieu aujourd’hui est révoltant. Des policiers sont tombés sous les balles des bandits, des blindés ont été incendiés. Ils sont tombés sur le champ de bataille, ils sont des héros », a fulminé le chef de l'État. </p> <p>Village-de-Dieu, zone de non-droit, est située à l’entrée sud de la capitale. Lieu de séquestration connu des victimes d’enlèvements, il abrite le gang appelé « 5 segonn ». La police tente de prendre le contrôle de la zone et d'en déloger les bandits depuis plusieurs mois. Les opérations précédentes ont été toutes caractérisées par des tirs sporadiques et des destructions de maisonnettes. L’opération de ce vendredi 12 mars est l’une des rares tentatives au cours de laquelle la police a tenté une pénétration dans cette zone considérée par plus d’un comme une souricière. </p> </p>
<p><p>Plusieurs policiers ont été tués et des véhicules blindés incendiés ce vendredi 12 mars lors d’une opération policière à Village-de-Dieu, sortie sud de Port-au-Prince, contrôlée par des gangs armés, a confirmé le président Jovenel Moïse dans une adresse à la nation en milieu de journée. Le chef de l'État, qui n’était pas en mesure de donner des précisions sur le nombre de policiers tués et la quantité de matériel pris ou détruit par les bandits, a appelé tous les secteurs clés du pays à une trêve pour combattre l’insécurité.</p> <p>Contesté par les principaux secteurs du pays et l’opposition politique qui estiment que son mandat a pris fin depuis le 7 février dernier, le président Jovenel Moïse a profité de l’opération ratée de la police nationale à Village-de-Dieu, vendredi, pour appeler ses adversaires à une trêve. « Ce qui s’est passé à Village-de-Dieu aujourd’hui est révoltant », a fait savoir le locataire du Palais national avec tristesse. « Des policiers sont tombés sous les balles des bandits, des blindés ont été incendiés. Ils sont tombés sur le champ de bataille, ils sont des héros », a soutenu Jovenel Moïse. </p> <p>« Je ressens la douleur des familles des policiers tués dans l’opération à Village-de-Dieu », a soupiré Jovenel Moïse. « Aujourd’hui, je demande à tout le monde, ceux de l’opposition et ceux du pouvoir, de s’unir pour combattre l’insécurité », a lancé le chef de l’État, soulignant que l’insécurité qui s’installe actuellement dans le pays concerne tous les secteurs. « On doit s’unir pour combattre ce fléau qu’est l’insécurité. C’est cette trêve que je vous demande, les forces morales, les forces spirituelles, la jeunesse, tout le monde... Soyons unis pour combattre l’insécurité », a appelé M. Moïse.</p> <p>Au gang armé de Village-de-Dieu, le président leur dit ceci : « Mesye yo ki nan Village-de-Dieu, m ap di nou ranje kò nou, m ap rive sou nou. Peyi a gen yon prezidan ki pa janm pè e ki pa lach ; kèlkeswa jan an, n ap rive sou nou », soulignant que la police et l’armée sont en train de mettre sur pied des stratégies pour contrôler les zones dites de non-droit.</p> <p> « À qui profite le crime ? », se demande Jovenel Moïse. Selon lui, l’insécurité qui sévit actuellement dans le pays n’est pas simple, rappelant que depuis environ trois jours il y a des affrontements entre la police et les bandits de Village-de-Dieu. « Combien de balles ont été tirées pendant ces deux à trois jours ? Combien coûtent ces munitions ? Combien coûtent les fusils utilisés par les bandits ?», se demande le président de la République, comme pourrait se demander n’importe quel citoyen ordinaire.</p> <p>Jovenel Moïse dit avoir demandé au Premier ministre de fouiller systématiquement les conteneurs en provenance de l’étranger qui entrent au pays. Disant qu’Haïti reçoit par mois 400 conteneurs d’effets personnels, il a fait savoir que cette semaine environ 8 000 cartouches et plusieurs armes à feu ont été saisies dans un conteneur…</p> <p>Le président a menacé ceux qui envoient des armes et des munitions dans le pays. « Nou pral rive sou yo fò. Sa n ap fè a se asosyasyon malfektè li ye », a-t-il lancé dans cette adresse à la nation. </p> <p>« Je demande au gouvernement de donner de l’accompagnement à cent pour cent à la police. Nou pa ka kouri pou bandi, nou pa ka kite peyi a pou bandi. Li te mèt jan l ye a n ap mete estrateji pou nou mete bandi yo "hors d’état de nuire" , a fulminé Jovenel Moïse.</p> <p>Dans le prochain budget rectificatif, le président a demandé des fonds pour la prise en charge de la famille des policiers tués dans l’exercice de leurs fonctions.</p> <p>Le chef de l'État a promis que les auteurs intellectuels et physiques des actes d’insécurité dans le pays seront mis hors d’état de nuire.</p> <p>Le président a appelé la population à supporter la police afin qu'elle puisse faire face aux groupes armés. Jovenel Moïse en a profité pour lancer un appel au calme et à la sérénité. « Évitez ceux qui nous divisent. Le temps des luttes fratricides est révolu. Aujourd’hui, on doit se mettre ensemble pour se demander comment on en est arrivé là », a-t-il lancé.</p> <p>Depuis le début de cette semaine, la route nationale numéro 2 au niveau du Bicentenaire et de Martissant, qui relie cinq départements du pays, est impraticable. Malgré plusieurs opérations, les forces de l’ordre ont du mal à venir à bout du gang armé qui se fait appeler « 5 Segonn ». Lors de l’opération de ce vendredi 12 mars, la police nationale a essuyé une sérieuse perte en vie humaine, en matériel. Un véritable fiasco, selon plus d’un.</p> </p>
<p><p>L’ex-ambassadeur des États-Unis en Haïti (2012-2015), Pamela A. White, a suggéré que si Jovenel Moïse restait au pouvoir, il devrait se mettre de côté ou au-dessus de la mêlée, être totalement transparent, honnête et permettre à un nouveau Premier ministre bien connu, issu ni des secteurs politiques ou du secteur des affaires, renvoyer ce CEP et appeler à un sommet entre les acteurs politiques importants pour mettre en place un Conseil électoral provisoire (CEP) légal.</p> <p>« Si le président Moïse ne quitte pas le pouvoir, il devra se mettre de côté ou au-dessus de la mêlée. Il doit être complètement transparent et honnête, amener à la table les acteurs importants. Un Haïtien très respecté issu ni des secteurs politiques ni du secteur des affaires devrait être engagé comme Premier ministre. Il ou elle devrait immédiatement dissoudre l’actuel CEP et appeler à un sommet avec tous les acteurs politiques importants pour mettre sur pied un CEP légal », a-t-elle fait savoir, pensant que l’ONU et les États-Unis pourraient aider au financement de ce sommet et jouer le rôle de médiateurs si ces derniers étaient sollicités.</p> <p>« Je ne crois pas que l’actuel CEP soit légitime », a-t-elle tranché, soulignant que ce CEP n’est pas composé de représentants de secteurs traditionnels et n’a pas prêté serment devant la Cour de cassation. L’ex-ambassadeur des États-Unis Pamela A. White a descendu en flammes la décision de l’exécutif d’éliminer la base de données d’identification nationale. « C’était une erreur », a assené Pamela A. White, soulignant qu’elle émet « ses opinions et ses opinions uniquement ».</p> <p>« Il m’a été rapporté que 2,8 millions de votants ont été enregistrés mais que 1,7 million de cartes ont été délivrées. Plus de 6 millions d’électeurs ont été enregistrés en 2016. L’actuel gouvernement a indiqué qu’il a la capacité d’enregistrer 2 millions d’électeurs par mois, mais il a échoué à atteindre cet objectif. Un audit impartial et neutre devrait être effectué depuis hier », a expliqué Pamela A. White, soulignant qu’il est difficile pour elle d’imaginer qu’il y aura des élections réussies cette année en Haïti. </p> <p>Il y a le problème du financement. Les dernières élections ont coûté plus de 150 millions de dollars. Je me demande quel support la communauté internationale va apporter à des élections si corrompues.</p> <p>« Je ne vois pas le gouvernement américain donner 33 millions de dollars comme en 2016, considérant l’atmosphère chaotique. La communauté internationale devra tracer une ligne dans le sable et rendre imputables les autorités haïtiennes en faveur d’une transition douce et une grande amélioration de la sécurité », a indiqué Pamela A White.</p> <p>« Si Jovenel Moïse reste au pouvoir, son travail sera de maintenir la paix. Arrêter les bastonnades et la violence des gangs. Commencer à agir comme un homme d’Etat sénior », a indiqué la prédécesseur de l'ambassadeur Michele B. Sison lors de cette audition.</p> <p>Des élections libres et équitables sont une pièce importante dans le puzzle complexe de toute démocratie. Mais avoir des élections ne transformera pas Haïti. Elles ne l’ont pas fait et ne le feront jamais, a aussi indiqué Pamela A White.</p> <p>Les opinions de l'ex-ambassadeur Pamela Ann White sont différentes de celles de l'ambassade des États-Unis qui avait qualifié la création de ce CEP controversé de «pas dans la bonne direction».</p> </p>
<p> <p>20 heures. Le Premier ministre Joseph Jouthe, qui s’est autoproclamé «le premier des policiers », le directeur général a.i. Léon Charles, prompt à souligner « yon chèf se pa yon jwèt » et le porte-parole de la police nationale, Garry Desrosiers, sont introuvables. Personne ne répond aux appels, encore moins aux textos du Nouvelliste. </p> <p>Ils sont peut-être en réunion, après cette déroute infligée à la PNH par des bandits lourdement armés de Village de Dieu. Sur la Toile, ce sont les photos en vie des trois morts du jour et quelques-unes des 8 blessés qui circulent. </p> <p>Ils étaient jeunes, avaient de la famille dont des membres sont tombés, forcément, sur ces corps recroquevillé, le crâne fendu par une balle. Ou corps en sang dans une ruelle. L’écusson aux couleurs nationales sur leur uniforme, chaque policier tombé ce vendredi 12 mars 2021 est mort en devoir, dans ce village où Dieu est absent. </p> <p>C’est Izo 5 Segonn et ses hommes, apparemment rompus aux techniques de guérilla urbaine, qui sont maîtres des lieux où il y a des tranchés, des barricades, des murs fortifiés, des sacs de sables. Deux blindés de la police ont été saisis par les bandits qui les ont exposés comme des trophées, comme ils l’ont fait avec les cadavres de ces policiers dont on ne connait pas le sort ce soir. </p> <p>Il n’y a pas d’honneur dans cette guerre, aucun respect pour le cadavre de celui qui est perçu comme l’ennemi. </p> <p>Ces bandits, smartphones en main, ont filmé les confrontations. Avec ou sans souci d’un traveling servant leur cause, ils ont mis leur victoire en vitrine sur la toile et les réseaux sociaux pour gagner la bataille de la communication face à des chefs qui se terrent, restent loin des radars, de Village de Dieu où il n’y a pas d’opération de « déteintage » de véhicules...</p> <p>La crise, au sein de la PNH, a franchi un palier. Une autre digue a peut-être sauté.</p> <p>Des langues, entre-temps, se sont déliées pour apostropher des chefs, des politiques qui arment des bandits. En colère et sous le choc, ce policier du Swat Team qui remet armes et uniforme ruminent ses récriminations. Le coup est rude, sa colère compréhensible et le choc terrible. </p> <p>Pour les hommes et femmes en uniforme. Pour les citoyens et citoyennes qui sont depuis longtemps la proie de Izo 5 Segonn, de Ti Lapli et de tous les gangs qui ont fortifié leurs positions, construit des lieux de séquestration connus des victimes de kidnapping. Aujourd’hui encore, avec sa capacité à amplifier les événements, les réseaux sociaux ont servi de médium à la chronique du pire, le projet observé depuis que l’essence de l’Etat, des tenants de l’Etat, a changé. </p> <p>Entre des mots de sympathies à la police, aux policiers, insultes à l’endroit de Jovenel Moïse, Joseph Jouthe, Léon Charles et autres responsables, se terrent quand au moins, il faudrait chercher ces héros tombés en devoir et leur offrir une sépulture.</p> </p>
<p> <p>La terrible nouvelle est tombée en début de soirée du vendredi 20 novembre 2020. Un motard endiablé qui roulait à vive allure, tentant d’éviter une collision avec une voiture, percute de plein fouet le jeune homme que nous appelons Carl. Celui-ci roulait dans l’autre sens, lui aussi, à motocyclette – sur la route de Torbeck, à une dizaine de kilomètres de la ville des Cayes où il devait récupérer un colis de sa maman qui revenait de Port-au-Prince. Le choc a été brutal : le fémur gauche de Carl, 24 ans, a été brisé, quatre doigts de sa main gauche cassés, trois dents arrachées et d’autres cassées.</p> <p>Une patrouille de police de Torbeck conduit les blessés à l’hôpital Immaculée Conception des Cayes, communément appelé Hôpital général. Le chauffeur fautif, profitant d’un ralenti sur un dos d’âne, saute de l’arrière du vieux pick-up de la police et s’enfuit…</p> <p>Ce soir-là, la salle des urgences de l’Hôpital général est bondée de cas de trauma avec pour dénominateur commun : la motocyclette. Des gémissements fusent de partout. Bras cassés et jambes brisées par-ci, traumatismes crâniens par-là.</p> <p>La nuit sera longue. Carl ne pourra pas subir l’opération. Le chirurgien n’est pas sur place. Après deux radiographies effectuées pour la somme de cinq mille gourdes, le jeune homme passera la nuit à languir avec sa jambe brisée qui n’arrête pas d’enfler. Les quelques comprimés ne lui ont pas épargné les gémissements. Le lendemain, le médecin fixe les conditions de son intervention. L’hôpital est dépourvu de matériel. Pour effectuer l’opération chirurgicale, il faut obligatoirement un fixateur externe pour le fémur cassé. Il n’y en a pas à l’hôpital, sauf chez ledit chirurgien. Le prix du fameux matériel est fixé à 50 000 gourdes (autour de 715 dollars US, à raison de 1 dollar qui équivalait à 70 gourdes à l’époque).</p> <p>Tentant de demander des explications sur la rareté de ce matériel à l’hôpital public et la raison pour laquelle c’est si cher, le chirurgien se fâche, estimant qu’on lui fait perdre son temps. « Biznis rete biznis, malad rete malad », lance le médecin au téléphone à un frère du patient, tout en menaçant d'abandonner. La maman de Carl, devant la douleur atroce de son fils, supplie le médecin d'effectuer l'intervention. 45 000 gourdes seront déboursées pour le fixateur et 12 500 gourdes pour l’intervention du médecin à l’hôpital public. « Se grès kochon an ki pou kwit kochon an. » Les frais servent à acheter du matériel car il n’y a rien à l’hôpital », justifie une infirmière.</p> <p><strong>Trouver du sang, un casse-tête !</strong></p> <p>Pour l’intervention, un élément précieux manque : du sang. Dès lors a commencé un chemin de croix. Le bureau du Centre de transfusion sanguine (CTS) aux Cayes, situé à un jet de pierre de l’hôpital, annonce qu’il n’y a pas de sang disponible. Une infirmière ayant des liens d’amitié avec un membre du personnel du CTS promet une pochette de sang, mais insuffisante pour l’opération chirurgicale. Un autre responsable du CTS explique qu’il faut quatre donneurs pour obtenir la pochette de sang. Malgré tout, on prévient qu’on ne pourra pas obtenir la pochette de sang à temps, avec le traitement entre autres… Le patient continue de souffrir, on se tourne vers Port-au-Prince. Des donneurs sont alors contactés.</p> <p>On est arrivé à 7h a.m. au Centre de transfusion sanguine à Turgeau. Trop tôt pour se présenter à un lieu de service public en Haïti. Même si des demandeurs, munis de leur glacière, attendent déjà dans la salle d’attente. Un homme est là pour sa femme qui vient de subir une césarienne, un autre attend le liquide précieux pour son fils qui a été blessé par balle quelque part à Port-au-Prince…</p> <p>Il est 8 heures. Des donneurs, certains sont volontaires, s'amènent. Les membres du personnel, des infirmières pour la plupart, vont finalement arriver un peu avant et jusqu’à 9 heures 30. Elles défilent calmement, prennent leur temps d’enfiler leur blouse, rigolent entre copines avant de passer des formulaires pour le processus de prise de sang. Elles sont les unes moins polies que les autres. Une donneure n’en revient pas quand elle a tenté d’avoir une explication à propos du formulaire. « Chita madanm (asseyez-vous madame) », lui lance l’infirmière d’un ton acéré. </p> <p>Dans la salle, agacés, des donneurs commencent à s’impatienter. « Je fais don volontaire de mon sang par amour depuis quelques années, mais souvent le comportement des membres du personnel, le service d’accueil me répugnent », se plaint un donneur proche de la cinquantaine.</p> <p>Les opérations de prise de sang débutent vers les 9 heures. On ne pourra pas trouver du sang pour Carl ce jour-là, même si quatre donneurs sont présents. On a oublié d’acheminer l’échantillon de sang du patient. La prescription du médecin ne suffit pas. « Pourquoi ne pas faire la demande de sang aux Cayes ? », demande la réceptionniste. « Les responsables du CTS aux Cayes nous ont dit qu’il n’y avait pas de sang disponible », lui répond-on. « Je ne le pense pas, sinon ils nous auraient mis au courant à Port-au-Prince », rétorque la réceptionniste. Une responsable du CTS aux Cayes veut l’avoir au téléphone, elle refuse catégoriquement.</p> <p>On doit attendre l’échantillon qui arrive d’un chauffeur d’autobus assurant le trajet Cayes/Port-au-Prince. Il a exigé 500 gourdes, le prix du trajet pour transporter le tube de sang placé dans une enveloppe. Il devait arriver vers 4 ou 5 heures p.m. à Port-au-Prince, mais à cause d’une panne mécanique, l’autobus va finalement pointer à la gare (Portail Léogâne), après 9 heures. « J’ai eu une panne qui m’a beaucoup retardé et il pleuvait aussi, je ne pouvais pas rouler vite », explique le chauffeur.</p> <p>L’échantillon de sang en main, il faut le faire conserver. Le lendemain, de très tôt, on retourne au CTS à Turgeau. Les réceptionnistes sont toujours aussi impolies, les infirmières qui font la prise de sang ce jour-là le sont un peu moins. Pour quatre donneurs, on a droit à une seule pochette de sang alors que l’un des donneurs est un ancien donneur volontaire, membre de Club 25 de la Croix-Rouge haïtienne. Le concept « Club 25 » de la Fédération internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge a été adopté en 2006. Il visait à sauver des vies à travers le don de sang régulier et non rémunéré par des jeunes qui s’engageaient à faire le geste 25 fois avant leur 26e anniversaire. « Un ancien donneur ne veut rien dire », lance une responsable du CTS.</p> <p>On aura obtenu la pochette de sang vers 10 heures. Un ami médecin qui travaille dans un hôpital de la capitale a offert une autre pochette de sang. Il explique la meilleure façon de transporter le liquide précieux jusqu’aux Cayes. Avec des embouteillages monstres un peu partout, causés dans certains cas par les marchés publics sur la route nationale numéro 2, on est arrivé aux Cayes vers 8h p.m. La ville sombre dans l’obscurité. À la salle d’orthopédie de l’Hôpital général, il n’y a personne qui puisse recevoir le sang qu’on a réussi à obtenir après deux jours de péripétie. L’infirmière sur place, très sage, nous conseille de l’acheminer au Centre de transfusion sanguine pour une meilleure protection. Le centre est fermé. Il n’y a personne, même pas un gardien. On retourne à l’hôpital pour expliquer la situation à l’infirmière. Elle nous conseille de contacter quelqu’un qui a une chambre froide afin de garder le sang dans une température basse. « Ce sera difficile parce qu’il n’y a pas d’électricité dans la ville depuis une semaine », dit-elle.</p> <p>La seule option, c’est d’injecter le sang par voie intraveineuse. « Je dois d’abord trouver le protocole médical », avance l’infirmière. Sur conseil d’un médecin, le sang sera finalement injecté par voie intraveineuse.</p> <p>Carl est rentré chez lui après environ un mois, mais il aura passé trois mois avec de fortes douleurs au genou gauche. Il n’y a pas eu trop de progrès. Le chirurgien soignant laisse croire que tout va bien, qu’il doit faire des thérapies pour arriver à plier le genou. « C’est parce qu’il est paresseux qu’il n’y a pas eu plus de progrès », balance le médecin. Pour apaiser les douleurs, il prescrit des médicaments. Encore et encore. Face aux douleurs atroces de Carl, certains voisins se demandaient si l’accident de circulation n’était pas maléfique à la base. On devait peut-être consulter un prêtre vodou. Bref…</p> <p>Un proche conseille de transférer Carl à un hôpital à Port-au-Prince. Sans ambulance et un véhicule approprié, le transfert sera un casse-tête. Pour monter dans le véhicule, Carl doit s’armer de patience avec son genou qu’il n’arrive pas à bouger. Pour descendre de la voiture après plus de quatre heures de route, idem.</p> <p>À l’hôpital à Port-au-Prince, les médecins soutiennent que les fortes douleurs sont dues au fixateur externe, trop encombrant sur le fémur. « C’est un matériel qu’on utilise de façon temporaire pour quelques jours ou quelques semaines », précise le médecin, qui propose de l’enlever pour le remplacer par un autre clou fémoral plus adapté. Il se vend à 40 000 gourdes dans une clinique de renommée à Port-au-Prince. En attendant de placer le clou, des antibiotiques ont été prescrites pour soigner les plaies du fémur. Une fois le fixateur encombrant enlevé, Carl fait des progrès plutôt encourageants après trois mois de souffrance. Et entrevoit un avenir moins sombre jusque-là.</p> </p>
<p> <p>Le 6 février 2017, quand elle rentre en Haïti après un master effectué à la Sorbonne, en France, Emmanuela Douyon est décidée à servir son pays. Son premier jour de travail au Comité Interministériel d'Aménagement du Territoire (CIAT), le 7 février, coïncide avec la prestation de serment du président Jovenel Moïse. « Alors que je me rendais au travail ce jour-là, je regardais défiler les images de la cérémonie. J’avais le cœur lourd. C’est à ce moment que je me suis demandé dans quoi est-ce que je m’embarquais. J’avais des amis et des professeurs qui m’encourageaient à rester en France pour faire autre chose, peut-être un doctorat... mais moi j’avais soif de retourner en Haïti, car je pensais que c’était la meilleure chose à faire. Ce jour-là, je me rappelle avoir dit que je me donnais ce quinquennat pour faire tout ce que je peux faire pour Haïti. Peut-être que ces paroles n’ont pas été emportées par le vent, ironise-t-elle, parce que je me suis retrouvée à faire de l’activisme, ce qui n’était pas dans mon plan A. Certes, je voulais contribuer au développement du pays, mais c’était à des niveaux techniques. Vraiment je ne pensais pas que je deviendrais activiste », explique Emmanuela Douyon, qui est désormais l’un des visages militants les plus en vue de cette génération.</p> <p>Petrochallenger de première heure</p> <p>Lorsque le pays bascule dans le chaos le 6 juillet 2018, elle venait de dispenser ses cours d’économie à l’Université de Port-au-Prince. Comme beaucoup ce jour-là, elle est obligée d’abandonner sa voiture pour prendre la route à pied. « J’ai marché près de deux heures, traversant les barricades et sursautant au vacarme infernal des coups de feu. Par moments, je croyais que je ne regagnerais pas mon domicile vivante. C’était la première fois que je vivais cela de toute ma vie, et pour moi ce qui se passait était grave. C’était le signal qu’il fallait agir. Si je ne faisais rien, il y aurait d’autres 6-7 juillet. La colère et la frustration des gens sont légitimes. C’est nous qui devons nous engager pour faire écho de ces revendications », raconte Emma qui a passé une nuit blanche cette soirée-là. </p> <p>En août, un ami l’appelle pour lui demander si cela l’intéresserait de participer à une réunion qu’un groupe de personnes organisent pour réfléchir sur la situation du pays. Elle accepte volontiers. Ainsi débute son aventure avec RADI, Rasanbleman pou Diyite Ayiti. Par ailleurs, quand Gilbert Mirambeau pose avec la pancarte “Kot Kòb Petwo Karibe a” le 14 août 2018, déclenchant ainsi le PetroChallenge, Emmanuela embrasse la cause. « Je me suis dit "enfin" ! Je sentais qu’il y avait comme un réveil au sein de la société haïtienne ». Bien qu’elle ne soit pas la principale figure du PetroChallenge, Emmanuella supporte à 100 % l’initiative, se présentant à tous les sit-in, aux marches et manifestations lancées pour demander que lumière soit faite sur ce fonds de 3,8 milliards qui aurait été dépensé dans des conditions obscures. Quand le 19 janvier 2019, jour de son anniversaire, une fraction des gens qui ont laissé Ayiti Nou Vle A (ANVA) et monté la structure Nou Pap Dòmi, l’invite à suivre une de leur réunion, elle décide d’intégrer la structure. « Quand j’ai vu qu’ils n’avaient que leur bonne volonté ; quand j’ai vu les sacrifices qu’ils consentent et combien ils manquaient de bras pour la lutte, je me suis engagé avec eux », confie celle qui a toujours aimé la politique. </p> <p>Entre son travail, les rencontres de Nou p ap dòmi et de Radi, les entrevues dans les médias, les conférences par-ci et par-là, Policité, la jeune femme a des journées pas possibles qu’elle arrive à boucler à grand renfort de café et de boissons énergisantes. « 2019 a été une année marathon. Je ne pense pas avoir eu deux soirées à moi. Je n’ai pas pris de vacances, ajouté à cela le stress, la peur, l’inquiétude des proches, bref c’était pas donné ! » En effet, sa famille s’inquiète de son engagement politique, particulièrement sa mère, enseignante, femme d’église, modèle d’humilité. « Ma mère le vit très mal. C’est comme si elle me disait « Nan kisa w al rantre tèt ou la a ? ». Vu l’inquiétude que je lui cause, souvent j’évite de l’appeler pour lui parler ou de l'avertir quand je rentre tard le soir », explique Emmanuela Douyon dont le père est décédé en 2011 alors qu’elle étudie à Taïwan. Outre l’inquiétude constante de ses proches, certains amis prennent aussi leurs distances d'elle à cause de ses positions, sans oublier les opportunités qu’elle se voit refuser. Ajoutez aussi une vie sentimentale presque inexistante. Cependant, il en faudra bien plus pour venir à bout de l’obstination de cette ancienne scout. Pour elle, quelque chose doit être fait pour ce pays, et cela doit passer par l’engagement. Le sien, mais aussi celui d’autres jeunes. </p> <p>Parcours intéressant</p> <p>À 30 ans, Emmanuela Douyon s’est bâti un cv très compétitif dont ses parents, tous deux professeurs d’écoles, peuvent être fiers. Aux Cayes où elle grandit, la jeune femme commence à prendre les rangs à l’école kindergarten Marguerite D'Youville, puis fait son primaire à l'École La Providence des Sœurs de la Charité de Ste Hyacinthe. Elle est ensuite admise au Collège Frère Odile Joseph (FIC), la seule école des frère FIC à recevoir des filles.</p> <p>À 18 ans, elle rentre à Port au-Prince pour ses études universitaires. Elle est lauréate du concours d’admission de l’École Normale Supérieure et est aussi admise à la Faculté des Sciences humaines et la faculté d’Ethnologie. Tandis qu’elle contemple une carrière en psychologie et anthropo-sociologie, Emma décroche une des huit bourses décernées par l’Ambassade de Taïwan (République de Chine), et part donc étudier en août 2009. Là-bas, elle effectue une licence en économie à l’université National Tsing Hua de Taïwan. « Mon cours d’introduction à l’économie m’avait permis d’aimer cette discipline. Aussi, je trouvais que c’était plus pratique pour moi et me permettrait de m’insérer plus facilement sur le marché du travail. », explique celle qui dans le temps co-organisait Fuck-Up nights.</p> <p>Elle retourne en Haïti en mars 2014, sitôt avoir terminé son cycle d’études, et c’est là que la réalité haïtienne commence à la frapper. « Je ne m’attendais pas à ce que l’insertion professionnelle soit aussi difficile. J’avais vraiment galéré avant de trouver mon premier emploi », révèle-t-elle. Le travail de consultation qu’elle décroche ne lui plaît guère. Elle démissionne un mois après. Le suivant non plus. Si le premier la cantonne beaucoup trop dans la posture d’une assistante administrative qu’elle n’aime pas, le second, où elle est manager d’une usine implantée en Haïti pour produire des chaussures Toms, ne lui convient pas non plus. « Cette dernière expérience m’a permis de découvrir les conditions de travail précaires des ouvriers. Cela ne cadrait pas avec ma vision de la vie. Je ne me sentais pas à l’aise », confie mademoiselle qui démissionne pour intégrer en octobre 2014 le staff du ministère des Affaires étrangères et des Cultes comme attachée à la Direction des affaires économiques et coopération. « Au ministère, j’avais la chance de travailler sur une thématique que j’aimais. Je faisais partie du secrétariat technique qui s’est occupé de l’accord Wallonie-Bruxelle ; je préparais des briefings », raconte-t-elle. Mais cette femme lucide observe aussi les travers de l’administration publique. « Quand on entre dans un bureau de l’administration publique, on comprend bien pourquoi le pays ne peut pas progresser », lâche-t-elle. Emma pointe aussi le sexisme qui y règne. « Quand on est une femme, on doit vraiment se former pour avoir beaucoup plus de légitimité. Souvent on ne veut pas voir les femmes comme des spécialistes », dénonce celle qui se dit foncièrement féministe. </p> <p>L’année d’après, elle part en France, et grâce à la bourse Valencia Mongérard Haiti Futur, elle obtient en 2016 un maîtrise en économie appliquée parcours en urbanisme et aménagement de l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée puis en 2017, un master en Études du développement parcours expertise économique de politiques et projets de développement à l’Institut d'études du Développement de la Sorbonne. </p> <p>De retour au pays, elle rejoint l’équipe du CIAT le 7 février 2017, puis se rend au National Démocratic Institute (NDI) en novembre 2017. Elle y reste jusqu’en février 2020. « Mon contrat était terminé. Mais je sentais aussi que quelque part mon activisme commençait à poser problème », reconnaît-elle. En pleine crise de Covid-19, sans emploi, elle se dit que c’est le moment de se créer le job idéal. Le moment de lancer Policité, projet qu’elle couvait depuis des lustres. À présent, Emmanuela Douyon se consacre à Policité, un think thank conçu pour impulser la conception et l’implémentation de politiques publiques de développement efficaces centrées sur les citoyens et fournit des consultations à Ensemble pour la corruption. </p> <p>Amoureuse de la vie</p> <p>Quand elle n’est pas happée par ses différentes activités professionnelles, ses engagements d’activiste, Emma Douyon aime bien ralentir le rythme et profiter des petits plaisirs de la vie. Elle écrit. Elle lit un peu de tout ce qui lui tombe sous la main, mais s’entiche de la plume de Lyonel Trouillot ou d’Amartya Sen. Elle est aussi tombée sous le charme de Yuval Noah Harari, l’auteur de "Sapiens". Toutefois, les écrits de l’économiste zambienne Dambisa Felicia Moyo, classée en 2009 dans la liste des personnalités mondiales les plus influentes de Time Magazine, l’ont beaucoup marquée. </p> <p>Avec son agenda surbooké, la jeune femme trouve peu de temps pour se pencher sur une relation sentimentale. « L’idée d’avoir quelqu’un dans ma vie m’intéresse. Mais je n’ai pas beaucoup d’occasions pour rencontrer des gens. De plus, on me reproche d’être trop indépendante, à la limite autoritaire. Certains sont même intimidés par mes ambitions ou encore ma taille ! Ça, vraiment, je n’aurais jamais imaginé que ma taille poserait un problème », lance avant de rire aux éclats celle qui fait 1m73. </p> <p>Si elle paraît plutôt athlétique, Emma, comme on la surnomme, n’aime pas le sport. Oh, la cuisine non plus, Ne lui demandez pas de cuisiner, elle ne s’y connaît pas. Néanmoins, fiez-vous à son palais. « J’adore manger. Je suis vraiment ce qu’on pourrait appeler une foodie. Quand je voyage, visiter les musées et les restaurants, c’est ce qui m’interesse le plus. J’aime goûter aux plats exotiques. D’ailleurs, une fois il m’est arrivé de faire un trajet d’une heure de train rien que pour goûter une tranche de gâteau », confesse celle qui aime l’art en général, la peinture, la danse. Dans une autre vie, Emma aurait été écrivaine. Elle a voulu faire du journalisme un peu plus jeune, mais en attendant, à coups de tweets, de manifs, de propositions et d’actions, l’économiste espère participer au développement d’Haïti. </p> </p>
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